vendredi 25 février 2022

L'Éphémère

Le cycle des éphémères - Les moucheurs nantais


 

 

 AUTEURS

Karin Boye **
Paul Froment *
Xavi Gutiérrez Riu *
Jules Laforgue **
Didier Métenier
Philippe Sahuc
Jean-Luc Sigaux **
William Shakespeare **
Svante Svahnström
Kiyosaki Toshio **

* -   présenté par Nicolle Sibille
**- présenté par Svante Svahnström





KARIN BOYE   (Suédoise 1900-1941)

CALME DU SOIR

Sens comme est proche la Réalité.
Elle respire tout près d’ici
dans les soirs sans vent.
Elle se montre peut-être quand nul ne le croît

Le soleil glisse sur les herbes et les roches.
Dans son jeu silencieux
se cache l’esprit de vie.
Jamais il n’a été aussi proche que ce soir.

J’ai rencontré un étranger qui se taisait.
Si j’avais tendu la main
J’eusse effleuré son âme
Quand nos pas timides se sont croisés
 
in Pour l'amour de l'arbre

……………………………….


Pau FROMENT  (1875-1898)  

Sonet d’un poèta avant de s’anar negar
                                  À l’amic Marcel J.


Lèu tot s’escantis per jamai
Dins ma paura ama desolada ;
La fisença s’es envolada,
De solelh n’a pas vist un rai !

Dejà la vida al mes de mai
Me sembla trista, despolhada…
Dins ma paura ama desolada
Tot va s’escantir per jamai !

L’esperança, luenh l’ei caçada
E morís coma la flor dalhada
Al solelh, dins los prats, enlai…

Quand l’Amor me passa a portada
Fai qu’una grimaça e se’n vai ;
Tot es escantit per jamai.

 

Sonnet d’un poète avant d’aller se noyer
À l’ami Marcel


Vite tout s’éteint à jamais
Dans ma pauvre âme désolée ;
La confiance s’est envolée,
Sans voir un rayon de soleil !

Déjà la vie au mois de mai
Me semble triste, dépouillée…
Dans ma pauvre âme désolée
Tout va s’éteindre à jamais.

L’espérance, loin je l’ai chassée
Et elle meurt comme la fleur fauchée
Au soleil, dans les prés là-bas…

Quand l’Amour passe à ma portée
Il ne fait qu’une grimace et s’en va ;
Tout s’est éteint à jamais.


Traduction de Marceau Esquieu


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XAVI GUTI ÉRREZ-RIU 

DESMEMÒRIA DETH TEMPS

 Desbrembaram eth temps
 dera memòria,
de quan es insurgents penitents
non auíem sonque istòria,
menspredaram era memòria
e eth rebrembe
mos tractarà damb desdenh.
E non rebrembaram sonque
estampes en blanc e nere:
imatges de corrudes e acaçades
enquia boca de net,
de quan jogàuem a descorbir
-en instants deth temps que mos vagaue-
es formes possibles
que diboishaue eth vent
en aqueres bromes com de coton,
acasterades en cèu;
tempsi d’amistats leugères
e desamistats hugidisses,
de maitins heireds
e de sers calorents,
de matances deth pòrc
e de cantres fresqui,
de hèr ara pilòta tot eth dia
e d’auer es jolhs tostemps espelats.
(arribats en aguest punt,
se vos enganhi,
amics lectors,
sapiatz que non ère pas era mia intencion
mostrar-vos eth postèma
laganhós
deth mèn naufragi
memoriós)
E me ven ena memòria
tot eth cansament
deth camin desmarchat,
totes es termières invisibles
qu’è crotzat,
es paraules qu’è liejut,
es mots que jamès escriuerè
en aguest temps que tèrmie
damb eth temps que non viuerè.

Xavi Gutiérrez Riu me mandèt aquel poèma sus lo tèma « efemèr » : « La memòria ei tostemps efemèra e non rebrembam que quauqu'ues des causes qu'auem viscut... (N.S.)

Traduction de Nicole SIBILLE

OUBLI DU TEMPS PASSÉ

Nous oublierons le temps
de la mémoire,
celui des insurgés pénitents
qui n’étaient même pas dans notre histoire,
nous mépriserons la mémoire
et le souvenir
nous regardera avec dédain.
Et nous ne nous rappellerons
que des estampes en noir et blanc :
images de poursuites et de chasses
jusqu’à la tombée de la nuit,  
quand nous jouions à découvrir
-si le temps nous en était laissé-
les formes possibles
que dessine le vent
dans ces brumes de coton
amoncelées dans le ciel ;
temps d’amitiés légères
et de ruptures passagères
de matinées froides
et de soirées chaleureuses,
des jours où on tuait le porc
et des cruches d’eau fraîche,
des journées entières à jouer à la pelote
et d’avoir les genoux toujours écorchés.
(arrivés à ce point,
Si je vous ennuie,
amis lecteurs,
sachez que mon intention n’était pas
de vous montrer l’écoulement
plaintif
de mes souvenirs
enfouis)
Et me vient en mémoire
toute la fatigue
 du chemin parcouru,
toutes ces frontières invisibles
que j’ai franchies,
les textes que j’ai lus,
les mots que jamais je n’écrirai
dans ce temps qui s’approche
du temps où je ne vivrai plus.
 



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JULES LAFORGUE

MÉDIOCRITÉ

Dans l’infini criblé d’éternelles splendeurs,
Perdu comme un atome, inconnu, solitaire,
Pour quelques jours comptés, un bloc appelé Terre
Vole avec sa vermine aux vastes profondeurs

Ses fils, blêmes, fiévreux, sous le fouet des labeurs
Marchent, insoucieux de l’immense mystère,
Et quand ils voient passer un des leurs qu’on enterre
Saluent, et ne sont pas hérissés de stupeurs.

La plupart vit et meurt sans soupçonner l’histoire
Du globe, sa misère en éternelle gloire,
Sa future agonie au soleil moribond.

Vertiges d’univers, cieux à jamais en fête !
Rien, ils n’auront rien su. Combien même s’en vont
Sans avoir seulement visité leur planète


in Jules Laforgue – Anthologie poétique

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DIDIER METENIER

minimalist
    tic

En anglais :
minimalistic - minimaliste
minimal ((art) is is (a) tic - l'art (sous sa forme) minimal(e)
(n')est (qu')un simple battement de cœur

Nota Bene :
Le minimalisme est un mouvement artistique qui utilise uniquement
des éléments minimaux et basiques. Par extension, dans le langage
courant, le minimalisme est associé à tout ce qui a été réduit à
l'essentiel et qui ne présente aucun élément excessif ou accessoire.


……………………………………

PHILIPPE SAHUC
Ephéméroptère

ASTICA-TE :
injonction occitane à tous les incertains coches
de faire flèche
qui efface son empennage en souci de la cible !
Or, vil asticot se sera d’avant tortillé
pour devenir
éphémère mouche…

BISTRO
BIST…
D’un vite russe
qui pourtant ne lézarde
la queue se coupe
pour se plier à l’éphémère.
Il en demeure un instantané :
l’’òc bist.
Vu s’est fait en un clin d’œil
mais l’oreille qui s’entend dire à peine
mélange ses consonnes :
elle aurait besoin du temps de siroter au bistro, elle !

TARIŊ
TARI…
L’indication mandingue du raccourci
est faite peut-être
pour draguer l’éphémère
en consolation aux longues pistes arides
du voyage ou du texte.
Or, le suc du premier jet
au fil des jours
est parfois tari.

TR
ô langue au fond de ma bouche
à laquelle suintent encore des perles de son
que parfois nul encore n’entendit,
que nul ne comprendrait…
ô langue magique
et sitôt triste de ton jet
solitaire
langue des cris réprouvés
n’entraînant nul écho,
seule langue parée
de la beauté
de l’éphémère.

………………………………………

WILLIAM SHAKESPEARE


LA TIRADE DE MACBETH ( MACBETH V, 5)

Demain, et puis demain, et puis demain,
Glissent à petits pas d’un jour à l’autre
Jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps ;
Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous
La route de la mort poussiéreuse. Eteins-toi, éteins-toi, brève chandelle !
La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène
Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien.

…..

Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time;
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle!
Life's but a walking shadow, a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.

…………………………….

JEAN-LUC SIGAUX

Dieu envahit tes mots
Qui se pulvérisent au-delà du sable
Les rafales voilent les horizons
de la tendresse lorsque je
prononce ton nom dans le zénith
en deuil

…..

Cette neige est pour toi
pour toi le silence lorsque le concert ne sonne plus
      sur les routes
Il n’y a plus que ton rire de traîneaux
et de talus empanachés de givre
Alors emporte-moi dans la terreur de tes bras nus

in Tandis que je bascule dans le luxe des planètes furieuses
..................................

KIYOSAKI TOSHIO  traduction Svante Svahnström

Dagsländan sätter sig
på min fingertopp
luktat gammal fisk

L’éphémère se pose
tout au sommet de mon doigt
pue le vieux poisson


https://kunskapskarameller.se/?s=toshio

………………………………………

SVANTE SVAHNSTRÖM

NORÐURLJÓS

Norðurljós uz lustro salaisuus
sollys yfir Riss mearra
þorskur dichat mellan skamlæbe dálvi

Auroreboréale sur le miroir des ténèbres
lumièresolaire sur la fissure de la mer
la morue respire entre les grandeslèvres de l’hiver

Traduit de
Islandais-letton-polonais-finnois
danois-islandais-allemand-lapon
 islandais-russe-suédois-danois-lapon

 in Languier

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

mardi 8 février 2022

Le Quotidien

                                                       Nighthawks - Edward Hopper


 

 



AUTEURS

Anonyme eskimo *
Claire Auriol de Fénelon **
Xavi Gutierrez-Riu ***
Jules Malrieu ***
Didier Metenier
Moon Chung-hee *
Fernando Pessoa ****
André Prodhomme *
Philippe Sahuc
Svante Svahnström

*Présenté par Svante Svahnström
** Présentée par Bernard Auriol
***Présenté par Nicole Sibille
**** Présenté par Patrick Zemlianoy






ANONYME


LE PRINTEMPS

J’étais dehors dans mon kayak,
J’étais en mer dans mon kayak,
Je pagayais dans mon kayak.
Tout doucement je pagayais
dans Ammassivik le fjord.
Il y avait des glaces sur l’eau.
Sur l’eau aussi un pétrel
qui tournait la tête de tous côtés
sans me voir pagayer.
Soudain plus que sa queue
et puis plus rien.
Il a plongé , mais non pour moi :
une grosse tête était sur l’eau,
Celle d’un gros phoque poilu.
Une grosse tête aux gros yeux,
et ses moustaches brillaient
d’où tombaient des gouttes d’eau.
Et le phoque s’en vint doucement
de mon côté.
Mais je ne l’ai pas harponné !
Pourquoi ?
Peut-être par pitié ?
Peut-être parce qu’il faisait beau
et que le phoque jouissait du soleil
comme moi.

in "Poèmes eskimo" (réd. Paul Émile Victor)


…………………………..

CLAIRE AURIOL de FÉNELON mère de Bernard Auriol, participant du Gué Semoir

             LA SEINE

Dans la boue noire de Paris
Tu roules, tu coules, tu fuis,
indifférente à nos soucis !
Superbe, altière, ma vie,
Tu roules dans l'or de Paris...

Le soleil dore ta peau,
Il fait miroiter tes eaux ;
Peau de vache, peau d'agneau,
Poil de chien, poil de chevreau,
Le soleil dore ta peau.

Belle Seine, amour joli,
Tu danses autour de Paris,
Tu prends puis tu t'engloutis,
Et tu donnes, donnes, donnes,
Plus d'amour, que tu n'en voles !

…………….

          FLÂNER

Flâner, mais à tout prendre, qu'est-ce ?
Est-ce courir étourdiment, de-ci, de-là ?
Balzac disait que flâner était toute une science.
Une science, je le crois fermement.

Aller sans se presser, c'est cela l'essentiel,
... Ne serait-ce pas perdre son temps, avec agrément
voluptueusement peut-être ?

La flânerie veut qu'on soit tout à elle ;
on ne m'empêchera pas de penser
que seul, le flâneur arrive à posséder
les champs et les collines, les pervenches des bois,
les bois et les torrents...Le flâneur
c'est l'être le plus riche du monde...
Le flâneur, c'est le souverain de Paris
comme si bien Bazin le dit.


in « Les harmoniques »

………………………………………

XAVI GUTIERREZ-RIU

ESPÈCIES ESTRANHES
(Sordes diversa)

È gescut d’expedicion
Entà anar a quèrrer endemismes
d’aqueri que mos an dit
que son en perilh d’extinccion.
Mès quan sò arribat en bòsc
en lòc d’aqueres espècies
que me’n tròbi d’exotiques
que non coneishia pas
e que cada dia n’i a mès !
Non cau anar tara sabana,
tath desert ne tara tondra
entà veir espècies naues :
pòts, salers,
bidons, canetes,
plastics, padenes,
veires, katiuskes
Que son netes de Castièro,
Marcatosa o Quatre Lòcs,
o vengudes de Pujòlo
o de d’autes latituds,
totes eres perdurables
immortaus
indestructibles…
tà que tostemps les pogam veir !

in "Haikós, tanke
e d’autes espècies estranhes"

Traduit par Nicole Sibille

Étranges espèces


J’ai monté une expédition
afin d’aller chercher des endémismes,
de ceux dont on nous dit
qu’ils sont en voie de d’extinction.
mais quand je suis arrivé dans le bois
au lieu de ces espèces
j’en ai trouvé de curieuses
que je ne connaissais pas
et qui chaque jour sont plus nombreuses !
il ne faut pas aller dans la savane
ni au désert, ni dans la toundra
pour voir ces espèces nouvelles :
vases, bocaux,
bidons, canettes,
plastiques, poêles,
verres, godasses…
elles sont venues de Castièro,
Marcatosa ou des Quatre Lòcs
ou bien amenées de Pujòlo
ou même d’autres latitudes,
toutes étaient bien durables,
immortelles
indestructibles…
afin que toujours nous puissions les voir !


Traduction d’un poème de Xavi GUTIEREZ-RIU « Espècies estranhes (Sordes diversa) »
Paru dans la Revue OC N°129, Junh de 2019.



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JULES MALRIEUX (1854-1934)

LO CALELH
Lo vesètz, es aquí, tot monhe, lo calelh !
Son temps es plan passat, a secat de languina.
L’an sortit de pertot, de la cosina.
L’ai metut d’aquel coet, iò, lo gardarai, gu-el.

N’a jamai esclairat tan plan que lo solelh.
Fasià çò que podià. Ambe l’òli de nosa,
La flama èra totjorn bènleu un pauc fumosa,
Mès vos seguià pertot, a la man, lo calelh.

L’aviatz al cap del lièch, sus la taula,
Montava a la solelha, e puèi davalava a la cava…
Ne podià pas far mai, èra content totjorn.

L’escudèla de l’òli agara es tota seca
Ont l’òli se metià li metètz una flor !...
De coton, la memè li trempava una mèca.


LE CALEL  (1)

Vous le voyez, il est là, tout triste, le calel !
Son temps est bien passé, il a séché d’ennui.
On l’a sorti de partout, même de la cuisine.
Je l’ai mis dans ce coin, moi, je le garderai, lui.

Il n’éclaira jamais si bien que le soleil.
Il faisait ce qu’il pouvait. Avec l’huile de noix,
La flamme était toujours peut-être un peu fumeuse.
Mais il vous suivait partout à la main, le calel.

Vous l’aviez à la tête du lit, sur la table,
Il montait à la soulilho (2), et puis descendait à la cave…
Il ne pouvait en faire plus, il était content de tout.

L’écuelle de l’huile maintenant est toute sèche.
Où l’huile se mettait, vous y mettez une fleur !
De coton, la mémé y trempait une mèche.

1-Lampe à huile
2-Au dernier étage de la maison figeacoise, sorte de galerie ouverte au vent et au soleil

   
   (Texte occitan et traduction parus dans Anthologie des Poètes du Quercy – Éditions du Laquet 2001)


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DIDIER METENIER

que peut-il résulter
d'un si furtif éch
ange ?

(un regard, un non-dit,
un arrêt sur image...)

un ch
ange
ment de
page...

un ch
ange
ment
de vie !!!

…………………..


MOON CHUNG-HEE (Corée)

LE RIZ FROID

Relevant mon corps malade je mange seule le riz froid
Le givre dans le riz me pique la gorge
De nos jours avec tous les engins électroménagers
   de la cuisine
une minute sur le bouton suffit pour avoir le riz chaud
On n’a guère l’occasion de manger du riz froid
mais aujourd’hui je mange seul le riz froid
Celle qui mangeait le riz froid
tandis qu’elle donnait à manger le riz chaud à sa famille
elle finissait le riz froid dans un bol ébréché
     avec des morceaux de radis qui trainaient
elle léchait l’arrête du poisson
pourtant de son corps jaillissait l’amour le plus doux
Avec le regret de ces mains affairées
même tard la nuit dans la cuisine
aujourd’hui relevant mon corps malade je mange le riz
   froid
D’après une légende le Ciel n’ayant pu envoyer un dieu
   dans chaque foyer
y aurait envoyé une mère pour le remplacer
Alors je la rencontre dans le riz froid que je mange seule
Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde


in "Celle qui mangeait le riz froid"

………………………..

FERNANDO PESSOA


Le gardeur de troupeau
I
...
D’un simple bruit de sonnailles
par-delà le tournant du chemin
mes pensées tirent contentement.
...
XLII
La diligence est passée dans la rue, et puis s’en est allée ;
La rue ne s’en est trouvée ni plus belle ni même plus laide.
Ainsi de toute action humaine dans le vaste monde.
Nous ne retirons rien et rien nous n’ajoutons ; on passe et on oublie ;
Et le soleil est toujours ponctuel chaque matin.
Poèmes désassemblés
L’effarante réalité des choses
Est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu’elle est,
Et il est difficile d’expliquer combien cela me réjouit
Et combien cela me suffit.
Il suffit d’exister pour être complet.
J’ai écrit bon nombre de poèmes.
J’en écrirai bien plus, naturellement.
Cela, chacun de mes poèmes le dit
Et tous mes poèmes sont différents,
Parce que chaque chose au monde est une manière de le proclamer.
Parfois je me mets à regarder une pierre.
Je ne me mets pas à penser si elle sent.
Je ne me perds pas à l’appeler ma sœur
Mais je l’aime parce qu'elle est une pierre,
Je l’aime parce qu’elle n’éprouve rien,
Je l’aime parce qu’elle n’a aucune parenté avec moi.
D’autres fois j’entends passer le vent,
Et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, il vaut la peine d’être né.
Je ne sais ce que penseront les autres en lisant ceci ;
Mais je trouve que ce doit être bien puisque je le pense sans effort,
Et sans concevoir qu’il y ait des étrangers pour m’entendre penser
Parce que je le pense hors de toute pensée,
Parce que je le dis comme le disent mes paroles.
Une fois on m’a appelé poète matérialiste,
Et je m’en émerveillai, parce que je n’imaginais pas
qu’on pût me donner un nom quelconque.
Je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j’écris a une valeur, ce n’est pas moi qui l’ai :
la valeur se trouve là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de ma volonté.

 

In , «Fernando Pessoa : Le gardeur de troupeau et les autres poèmes d’Alberto Caeiro »
Traduit du portugais par Armand Guibert
Editions Gallimard, 1960


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ANDRÉ PRODHOMME

LA CHATTE

Hier elle amena sur la table de la cuisine
Une souris à l’agonie
Elle jouait avec elle comme avec son appétit
J’ai pensé qu’en d’autres lieux
Le tigre du Bengale avec un homme ne faisait
guère mieux

Aujourd’hui elle donne vit sur la table
À une colline de chaussettes bigarrée
Puis épuisée par anticipation
Trouve son bien-être sur une tour de draps blancs

Elle fait don au mouvement de l’immobilité
Elle n’est jamais là où je l’attends

Maintenant elle est parmi mes livres
Elle appose sa griffe sur Épictète Abélard
Qu’elle distrait de la mort et de la bibliothèque

Comme Apollinaire je vais pouvoir vivre
in "Poèmes accordés, Lettre à Laurent"

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PHILIPPE SAHUC


Le 24 août dernier est mort mon père, Henri Sahuc. De son vivant, cet homme s’était souvent déclaré amateur de poésie, sans préciser de forme ni d’auteur. Les jours qui ont suivi sa mort, j’ai conduit sa voiture et trouvé dans le vide-poche de celle-ci, côté conducteur, un petit recueil de poésie d’un auteur belge, instituteur comme lui, édité chez Seghers. Le recueil avait visiblement été abondamment feuilleté. J’ai donc supposé qu’il s’agissait là de la forme de poésie au goût de mon père.
Cela ne correspondait pas à ma propre façon d’écrire mais j’ai essayé de faire quelques pas d’écriture à son goût supposé, inspiré par ce qui semblait compter dans le quotidien que je lui avais connu, ce qui suit…




LAVE-AUTO

Comme il faut que les oiseaux ne laissent
que traces éthérées,

comme il faut que ton pare-brise l’atteste
en reflets itérés,

comme il faut que mousse s’ensuive et tombe
à gros flocons
sur le gravier,

lave en volcan

et que l’eau ruisselle sur la tôle
comme aux flancs d’un piton tropical

et que la couleur y creuse sa pureté
comme tes dents dans la cendre du soir

et que le fruit germé
de ton maïs castré
te rende fier
d’être homme
de pur soin.



CROIX DE PAIN

Le pain comme en la crèche
tenu sur un bras en hamac,
le crostèt faisant nuque
née à l’heure du déjeuner.

Prendre le temps que vienne
la pensée de moissons voulues
dans les livres d’école et
dessinées à l’œil fermé.

Tracer alors un trait de la pointe prudente
du couteau à canines,
avec tremblement aux fossettes
des percussions d’un orchestre muet.

Le point d’orgue arrive au second trait
pour faire croix à démultiplier
le roulement de croûte
à la mie alanguie
proche.


RASAGE

Comme à chaque matin
un menton neuf doit naître,
la glace est prise
par un regard de forge.

A joue de soufflet
les creux sont débusqués,
la peau se fait luisante
comme terre en labour.

Prendre le temps
de réviser les cicatrices,
le rasoir en ronronne
d’épique raconté.

Ça vous a mis le feu,
un liquide va luire
officiel parfum,
pare-choc fun peut-être
pour l’austère méthode.


CAFE FRAIS

Au commencement faire
comme si le chœur repas
ne devait jamais empêcher
le dessert de faire congère.

Supposer toujours
la communion totale en gorgée noire,
laisser les abstinents à voix trop timide
se dénoncer.

Se lever alors tel l’alchimiste
inspiré chaque jour
pour muter le soleil de midi
en luisant café noir.

Mais avant lors,
sourire en oriflamme,
procéder à
la litanie des choix :
que l’eau soit de source révélée,
que tasses soient de fière contenance,
et le sucre à amicale distance,
que cuillers disposent leurs reflets
savamment,
et surtout que le chorus des voix ménage
le son café solo.


BLOUSE GRISE

Ça ne fait pas un pli
la craie s’y élimine
il y a poche à crayon
toujours la gomme au bout
on imagine des pâtés
à croquer l’encre
sur feuille clandestine
pour le temps de patère.

Et sans le moindre amer,
finir par raccrocher
toujours le col d’amont
les épaules effacées,
Ce sera la mémoire
de la cuisine école
des enfants
mitonnés.

……………………….

SVANTE SVAHNSTRÖM

Je châtre mon concombre
Je tranche les tomates jusqu’au sang
J’écorche mon oignon
et j’arrache les oreilles de ma tête de laitue
Je les jette dans un nuage de poivre
et j’asperge de vinaigre les plaies
de sel la chair nue
D’huile je badigeonne enfin les douleurs
Une tranquille soirée végétarienne

in « Languier »


SAMSUN

Du gris vous vouliez ?
C’est bien cela ?
Vous êtes bien tombé
Vous êtes arrivé au bon endroit
Ici notre attraction c’est le travail
Admirez notre port
Ecoutez le train hurler sur les rails
Regardez les chargement du charbon
Bien sûr que nous avons des plages
Le sable y est finement gris
comme la mer aujourd’hui
qui refuse d’être noire
Nos rues sont étroites
les voitures vous y frôlent et hululent
Séduction surannée de notre Grand hôtel quatre étoiles
avec vue imprenable sur le port et le charbon
Les transats solitaires bordent la piscine
où les algues font vivre l’eau stagnante
Montez en haut de notre colline
dans la chaleur et redescendez
Il n’y a que la ville à voir
et ses reflets dans votre sueur
L’insignifiant est notre arme pour séduire

in « Navigateur au sommet du vide »