mercredi 31 août 2022

VOIES

La voie ferrée de Carzou - Patrick Lesné     

 

   


AUTEURS

Nanou Auriol
Philippe-Marie BERNADOU *
Bhagavad Gitâ *
François Cheng**
Maurice Couquiaud*
Domenja Decamps***
Dominique Guillerm
Mohammad Iqbâl*
Aurélia Lassaque*
Didier Metenier
Catherine de Monpezat
Jacques Ravaud*
Philippe Sahuc
Svante Svahnström

*présenté par Svante Svahnström
** présenté par Didier Metenier
*** présentée par Nicole Sibille




NANOU AURIOL

En attente

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PHILIPPE-MARIE BERNADOU

RIVIÈRES

Rivière qu’une main de noyé caresse.
Un éclair d’écailles désespéré bondit aux nuages. N’y arrivera pas.

Rivière où l’homme s’abîme, et la truite cherche son envol.

Miroir inverse, fluide, de nos solides certi-
tudes.

Rivière qu’un noyé, en d’impossibles no-
ces, déchira.

*

Que tu revêts ton masque de glace ne
t’immobilise pas. Les enfants seuls s’y trom-
pent, et leurs jeux.

Sous ta dure façade, nous entendons ga-
gner tes rides. Et ton sang absurde, éternel, te creuser.

Nous aussi, tu sais, notre mémoire saumon
vient toujours nous inventer de flamboyants
automnes.

À contre-courant. (Ailes)

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BHAGAVAD GIT  Inde  ~ 300 avant J.-C.

….
Quand on sait que, pour Brahmâ, un jour a la durée
de quatre cent trente-deux millions de journées,
et qu'une nuit a la durée
de quatre cent trente-deux millions de nuits,
on connaît le jour et la nuit.
/…/
Le temps exact où l'être détaché, une fois disparu,
ne reprend plus de forme,
ou en reprend une autre,
ce temps, ô Arjuna,
je vais te l'indiquer.

Le feu, la lumière, le jour, la quinzaine claire,
les six mois où le soleil va au nord,
c'est le temps où, une fois disparus,
vont à la Conscience
ceux qui connaissent la Conscience.

Fumée, nuit, quinzaine sombre,
les six mois où le soleil va au sud,
c'est le temps où l'être détaché,
qui a atteint la lune et sa lumière,
s'incarne encore dans une forme.

Ces deux voies, la claire et l'obscure,
sont les deux dimensions permanentes du monde.
L'une conduit à l'absence de forme
et l'autre, à une forme.

C'est en connaissant ces deux voies qu'un être détaché
ne connaît pas le trouble, Arjuna.
Aussi, à chaque instant, Arjuna,
demeure détaché.

Ce qui, à propos de Védas, des sacrifices, des efforts,
et des aumônes,
est désigné comme le fruit du bien,
cela, un être détaché le dépasse
car il connaît la réalité tout entière,
et gagne alors le suprême séjour,
présent dès l'origine.

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FRANÇOIS CHENG

Porte close,
Songe ouvert,
Tel est l'accueil
De la demeure humaine.

La vraie gloire est ici, p.43, éd. Gallimard, 2017

Eternel adieu,
à tout moment ;
Eternel bonjour,
à chaque instant.

Enfin le royaume, p.112, éd. Gallimard, 2018

Ombre ou trace
Trace d'ombre
Sur la plus lumineuse crête
                          de l'instant.

Enfin le royaume, p.28, éd. Gallimard, 2018

Nous sommes les éphémères,
Il nous demeure l'instant,
Débris de mémoire que les mots ressuscitent,
Toute la vie afflue
Vers un présent offert.

La vraie gloire est ici, p.70, éd. Gallimard, 2017

Au plus intime de chaque présence
L'invisible ouvre sa plus vaste aire.

Enfin le royaume, éd. Gallimard, 2018

Le trait est l'Un
L'Un est le trait
Là où les souffles se séparent et se réunissent
Le fini et l'infini tracent leur partage
Pour ravir le regard de l'homme.

Enfin le royaume, p.40, éd. Gallimard, 2018

Le trait, empreint du souffle, est trait d'union
Reliant yin et yang, terre et ciel, eau et feu
Bleu et rouge, vert et jaune, mort et vie, flèche
Par laquelle ta fureur prend son envol.

Enfin le royaume, p.60, éd. Gallimard, 2018

Ah perdre le Nord
         pour ne plus
              se perdre.

Enfin le royaume, p.64, éd. Gallimard, 2018

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MAURICE COUQUIAUD

RIVIÈRE

Le courant de ma rivière apprivoise
tous les flux chargés de souvenirs.
L’un fripe la surface en chagrinant les berges,
l’autre repasse les draps de son lit
pour sublimer les désirs du fond.

Depuis ma source,
je rêve secrètement de confluences,
de deltas paisibles et de reflets inconnus.
J’emporte le meilleur de mes sédiments
pour constituer le dépôt d’une eau douce
à l’embouchure des pauvres mots dans l’océan.

………………………..


DOMENJA  DECAMPS (1952/...)


ANARS LIURES, IDAS SUELTAS
 

Viatjaire
de las ermas
torneras
mud
de totas las infinitats
espanidas

Viatjaire
de las islas
torneras
fòl de totas las soletats
agrumidas.

Viatjaire
de las cimas
torneras
sord
de totas las musicas
aprundidas.

Viatjaire
de las lums
torneras
dolent
de totas las flambas
chalelhidas.

Viatjaire
de la vida
torneras
avugle
de totas las clartats
blanchuridas.

Viatjaire
de la mòrt
torneras
sadol
de totas las sabenças
traslusidas.

Viatjaire
de l’amor
tornaràs
viu
de totas las lauvenjas
reculhidas.

 

S’EN ALLER LIBRES

Voyageur
des déserts
tu es revenu
muet
de toutes les immensités
épanouies.

Voyageur
des îles
tu es revenu
fou de toutes les solitudes
recroquevillées.

Voyageur
des cimes
tu es revenu
sourd
de toutes les musiques
rencontrées.

Voyageur
des lumières
tu es revenu
dolent
de toutes les flammes
vacillantes.

Voyageur
de la vie
tu es revenu
aveugle
de toutes les clartés
éclatantes.

Voyageur
de la mort
tu es revenu
ivre
de toutes les sagesses
éblouissantes.

Voyageur
de l’amour
tu reviendras
vivant
de toutes les louanges
 recueillies.


(Paraulas de hemnas, Tòme 1, Reclams)


   









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AXODOM

Jacquot

Recouvrance pour l’Endurance

Je veux après l’exil en France retrouver l’endurance
Je veux courir les bras en croix au cap de la chèvre
Lever la tête contre le vent même s’il est
torr-revr (1)
Je veux saluer le monument de l’Aéronavale
inébranlable menhir face au large et aux rafales
et lancer la louange due aux herbes courageuses.
Je veux revenir
a-dreuzh (2) pour ravoir le bon chemin
maintenant drossé comme Dante au commencement de l’enfer
« ché la diritta via era smarrita » (3) amère.
Je veux me lancer dans le vague aux mille couleurs d’orage
m’emporter dans la vague qui monte et descend son âge
la puissante vague bretonne et le sable plein de couteaux.
Car aujourd'hui je vois bien au-delà de mes actes
Je vois que le vieil œuf est fêlé mais intact
Il prend son droit de rêver à l’Endurance retrouvée
après cent-sept années dans la mer de Weddell gelée. (4)


(1) Casse-derrière en breton
(2) À l’envers
(3) « Car la voie droite était perdue » : 1ers vers de « La divine comédie ».
(4) « Il y a 107 ans, un grand voilier, l’Endurance, s’enfonçait dans une mer de Weddell gelée, en
Antarctique, sous les yeux de son équipage ayant trouvé refuge sur les glaces flottantes. » Le Télégram, 14 mars 2022

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MOHAMMAD IQBÂL   Iran   1877-1938  (Anthologie de la poésie persane)

                        LE FLEUVE

Vois le fleuve : il est ivre, il marche,
il est pareil à la Voie Lactée sur la face des champs.
D'un paisible sommeil en un berceau de nuées
l'étreinte des montagnes l'éveilla au désir.
Son pas fait chanter le gravier ;
son visage est limpide et sans couleur comme un miroir.

Il est ivre, il s'en va vers la mer infinie,
étranger au monde, seul présent à lui-même.

Sur son chemin le printemps déploie ses féeries,
le jasmin s'ouvre et narcisse et la tulipe ;
La rose fière de ses charmes lui dit : reste un instant ;
le bouton souriant saisit le pan de son manteau.
Sans voir ses séductrices dans leurs verts atours,
le fleuve franchit les campagnes et déchire le flanc des monts.

Il est ivre, il s'en va vers la mer infinie,
étranger au monde, seul présent à lui-même.

Plein de tumulte, il passe les barrages et les méandres,
il passe les falaises et les défilés et les chaînes ;
Comme un torrent aplanissant les pentes,
il passe les champs et les prés et les palais et les remparts.
Impétueux, impatient, douloureux, passionné,
à chaque instant, il embrasse le neuf et laisse le passé.

Il est ivre, il s'en va vers la mer infinie,
étranger au monde, seul présent à lui-même.

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AURÉLIA LASSAQUE

 

E t’entournes pas

As pres lo camin del país de nuèch
Lo desèrt i es de gèl
E las estèlas se languisson.
Obrís tos braces et cava.
La posca serà ton pan,
T’abeuraràn nòstras lagremas.
Vai, vai et t’entournes pas.
S’ausisses udolar la pèira,
Es que s’i gravan las lettras de ton nom.

 

 

Et ne te retournes pas

Tu as pris le chemin du pays de nuit.
Le désert y est de gel
Et les étoiles s’ennuient.
Ouvre tes bras et creuse,
La poussière sera ton pain,
Tu t’abreuveras de nos larmes.
Va, va et ne te retournes pas.
Si tu entends hurler la pierre, c’est qu’on y grave les lettres de ton nom.


Pour que chantent les salamandres


……………………………….

DIDIER METENIER

c'est en risquant la joie...
qu'il faut tracer sa propre voie.

…….

Avant tout et surtout crois-moi
jeune reste et joyeux sois.
Ceci t'ira comme un gant
et quels que soient les aleas
en tout lieu et en tout temps
sois toi-même et risque toi.


(libre interprétation du poème d'Edouard Estling Cummings)

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Catherine de Monpezat

En attente

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JACQUES RAVAUD   1964-….      (Anthologie des poètes du Quercy)

Il est des chemins sans hâte
Que l'on ne découvre que le soir
Quand la nuit vient comme une nappe
Préparer le banquet des paysages.

Il faut marcher alors
Par-delà les villes et les rues,
Courir peut-être
vers les plages de nul été.

Là se tient le profond secret,
L'antique désir qui nous hante.
Comme un visage, tout prêt,
dans l'ombre complice.

Et je songe au vieil Ulysse
La main souple encore sur la rame,
Cherchant, d'une voix rauque,
L'homme, le seul,
Qui, du bois amer,
Fera l'arbre tendre
Et le feuillage vert

Quand la terre brûlée,
Travaillée comme une femme
Au Dieu lent que le soir vénère
Verse l'obole
De brusques parfums

L'ange à la porte
Un instant repose
Sa main d'ombre
Sur le monde

Et dans ce clair sommeil,
Comme dans un livre de signes,
La quête s'entrouvre
Du plus lointain Chemin

Notre destin est là
Qui cherche, dans la faveur des mots,
La preuve éparse du Jardin,
La porte basse que franchit la nuit.

La clairière bohémienne
Comme une résurgence d'été
Déjà, sur ses secrets d'antan
S'est refermée.

Du puits passager
En vain tu cherches,
La source, l'origine,
Le sens.

Mais la corde est usée,
La margelle bien folle,
Et l'eau profonde,
Un instant enivrée
S'en est perdue.

Comme si l'aventure
Pour être bonne
Ne connaissait
Que main sans paume.

……………………………


PHILIPPE SAHUC SAÜC 

 

Merci l’Apollinaire (à lire avec un profond sentiment de gratitude)


Voie
qu’elle voie que je vais,
el voy sin tartamudez,
ce je vais sans rati-rata de langue…

Voie lactée
Ak warga way !
Boisson d’accompagnement
des nuits aux infusions thé d’étoiles…

ô sœur lumineuse
lu mina, langue pourtant d’oreille :
akpé kaka, akpé kaka akpé kaka,
merci qui frémit bien comme un froufrou lointain…

des blancs ruisseaux de Chanaan,
ce blanc qu’on séchera jusqu’à n’être que d’os
ahanant comme jadis cognant le bushiman
se glissant avec lui en bienvenue au tout-langues du monde :
waamo gelegile !
et des clics...

Voie lactée actée ak te akpé acté ak te akpé acté ak te akpé acté ak te akpé...

et òc !


1-Langue castillane : le « je vais » sans bégaiement.
2-Langue wolof : avec du thé, eh !
3-Langue mina/ewe : merci beaucoup (répété trois fois)
4-Langue siSwati : bienvenue !
5-Langue wolof : avec
6-Langue italienne : toi

 

Guillaume Apollinaire
(extrait de La Chanson du mal-aimé)







Voie lactée



ô sœur lumineuse






Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses,
Nageurs morts
suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses ?







 

7- Langue mina/ewe : merci
8- Langue occitane : oui, à prononcer à la française, en faisant sonner le c pour les besoins sonores du poème.
9 -Césure que se permet le transcripteur
10- idem


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SVANTE SVAHNSTRÖM

Le réseau refuse le repos
le monde remue de rumeur
et partout les rameaux courent à la Rome itinérante

Les décharges se font la course le long des axes fibreux
Lancées d’une centrale molle les voies s’achèvent devant le vide
axonales en finis terra

Et quand la fin des terres se rétracte
quand le finistère percute
quand le rempart face au vide frôle et refrôle
on le sait, le messager s’est hâté
franchissant les massifs musculeux
sur la piste électrisée

Et quand certains confins hallucinent
en convulsions dans d’autres terres
étrangères irriguées
il est sûr encore que le messager a rejoint
sans une seconde perdue la départementale des dendrites

Autour de ce monde  
où aucune ligne n’est droite
aucune courbe nette
les terres extrêmes s’appellent
grottes et presqu’îles
se relient en boucles tordues

Dehors, les univers se contournent en tracés indécis
en orbites contorsionnés