mercredi 8 février 2023

VERS OÙ S'EN VA LA VIE?

 

La montée des bienheureux vers l’empyrée - Jérôme Bosch (détail)


 AUTEURS
Saïd Benjelloun
Julien Bucci**
François Cheng ***
Edward Eastlin Cummings *
Khalil Gibran*****
Sandro Key-Åberg*****
Frédéric Mistral******
Pablo Neruda**
Arthur Rimbaud****
Svante Svahnström

En prose :
Nicole Sibille
Docteur Jacques Donard ***
Pierre Desproges **

Présenté par
*Didier Metenier
**Agnès Laplaze
***Catherine de Monpezat
****Nanou Auriol
***** Svante Svahnström
******Nicole Sibille



SAÏD BENJELLOUN
 


1.

De la double paroi                                             

ne parvenaient                                

la nuit    que râles                                     

et fumée    

de poumons brûlés                           

silence de morts                           

. . . . . . . . . . . .

au réveil                                         

me parvient                                         

le chant gai                                         

d'un homme                                        

qui prend son bain

 

 

 

 

2 .

Dans les hauts                                     

du village                     à ciel ouvert                                 

au soleil                                         

un sourire en fleur                    

s'est endormi         

 

Un peu plus loin                                  

sur la place                                       

un autre sourire                               

s'éveille                                               

antique douceur                       

tendresse éternelle                               

 

les cloches                                           

du matin                                              

les caressent                                       

de l'éphémère                                           

de leurs ailes

 

 

1

من وراء

 حائطين

 لا يسمع

 ليلا

 سوى حشرجات

 ودخان

 حريق رئتين

صمت  أموات

 . . . . . . . . . . .

 عند الاستيقاظ

 يصلني

ابتهاج غناء

                      رجل

 يغتسل

 

 

2

    في أعالي

القرية

  في الهواء الطلق

 تحت الشمس

    غفت

     ابتسامة متفتحة

 

                 غير بعيد

         في الساحة

 ابتسامة أخرى

                                              استيقظت

    حلاوة  عتيقة

                               حنان خالد

 أجراس 

الصبح  

                              تداعبها بعابر أجنحتها

 


………………………………..
 

JULIEN BUCCI

« à chaque appel
nous répétons de concert
nos absences

pas à pas
nos silences
s’amplifient

chaque mot résonne
dans le vide à venir
et le vide avant lui

plus de récit
plus de phrases

nos mot se raréfient

nous revenons à la parole première
nous bredouillons des sons
borborygmes
syllabes
babilles
b b

il n’y a plus de mots

nous fermons notre bouche
et les mots vibrent encore

à la place du silence

in Prends ces mots pour tenir
Edition la Boucherie Littéraire

………………………………..

FRANÇOIS CHENG
En attente
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EDWARD EASTLIN CUMMINGS


Les poèmes d'Edward Estlin Cummings  présentent un formidable défi pour qui veut les traduire. Didier Metenier a osé relever ce défi. Voici sa première approche. (SS)

  

one's not half two. It's two are halves of one :
which halves reintegrating, shall occur
no death or any quantity ; but than
all numerable mosts the actual more


minds ignorant of stern miraculous
this every truth – beware of heartless them
(given the scalpel, they disect a kiss ;
or, sold the reason, they undream a dream)

one is the song which fiends and angels sing :
all murdering lies by mortals told make two.
Let liars wilt, repaying life they're loaned ;
we (by a gift called dying born must grow




deep in dark least ourselves remembering
love only rides his year.
                                       All lose, whole find.


#57, Selected poems, E. E. Cummings

 

 Un n'est pas moitié de deux. Mais ce sont bien
deux qui sont moitiés de un
lesquelles moitiés se reintégrant, ne donnent raison
ni à la mort ni à une quelconque quantité ; mais que
tous les innombrables les plus que plus les véritables plus

esprits ignorants d'un étambot miraculeux
cette toute vérité – prenez garde à ces sans-coeur
(munis d'un scalpel ils dissèquent jusqu'au baiser ;
ou, raison vendue, ils dérèvent le rêve)
 
un est la chanson qu'entonnent anges et démons
autant de mensonges assassins émis par de simples mortels...
(un et un) qui font deux.
Laissez les menteurs se dessécher, en remboursant la vie
vécue en location
nous (par un don qui de la mort renaît sommes appelés à grandir

du plus profond de l'obscurité sans cesser de garder présent
que seul l'amour est maître des ans.
                                      Tout (savoir) perdre, (pour) tout trouver.




…………………………………….

KHALIL GIBRAN

Le prophète (extrait)        traduction par Jean-Pierre Dahdah


Alors Al-Mitra reprit la parole, en disant : « A présent nous aimerions t’interroger sur la Mort ».
Et il répondit :
 » Vous voudriez percer le secret de la mort,
Mais comment y parvenir sans aller le chercher au cœur de la vie ?
Le hibou qui vit à l’orée de la nuit est aveugle au jour;  ses yeux ne peuvent dévoiler le mystère de la lumière.
Si vous brûlez de voir l’esprit de la mort, ouvrez grand votre cœur dans le corps de la vie.
Car la vie et la mort ne font qu’un, comme ne font qu’un la rivière et la mer.
 
Dans les profondeurs de vos espoirs et de vos désirs sommeille votre silencieuse connaissance de l’au-delà ;
De même que la semence rêve sous la neige, votre cœur rêve des épousailles du printemps.
Ayez confiance en vos rêves, car en eux sont cachées les clés de l’éternité.
 
Votre effroi face à la mort n’est que ce tremblement du berger lorsque le roi lui fait l’honneur de le recevoir et s’apprête à poser sa main sur sa tête.
Or, en allant recevoir l’insigne du roi, le berger ne sait-il pas qu’un frison de joie s’éveille déjà sous sa frayeur ?
Et pourtant n’est-il pas encore plus conscient de sa peur ?
 
Qu’est-ce donc que mourir, si ce n’est s’offrir nu au vent et s’évaporer au soleil ?
Et cesser de respirer, n’est-ce pas libérer le souffle de ses perpétuelles marées, afin de s’élever sans le poids de la chair et de s’exhaler à la recherche de Dieu ?
Quand vous aurez bu à la rivière du silence, alors seulement vous pourrez véritablement chanter.
Et lorsque vous aurez atteint le sommet de la montagne, vous commencerez à monter.
Et dès lors que la terre aura réclamé votre corps, vous saurez enfin danser ».

………………………..

SANDRO KEY-ÅBERG  suédois  1922-1991     traduction Svante Svahnström

Combien dense et replet
de vies occupées à manger
combien plein à craquer
de corpuscules florissants ne suis-je
dans chaque recoin de
ce paysage merveilleux
et nourrissant
rampent d’intrépides
vies friandes
Faim furieuse
d’un été heureux
et gourmand
qui se réchauffe en mangeant
Ah quelle joie
j’apporte
un vaste moment
de repas ininterrompu
de béatitude diffusée
à travers moi
Tout vise bonheur
et bien-être
détritus et déjections
et les nombreux
cadavres luisants
Des morts
n’émane que joie
tant nombreux et
joyeux lits de mort  
Être rongé me nourrit
Je vis d’instants de trépas  
Quel délice d’être dévoré
d’être un
vivant buffet scandinave
de s’écouler comme des petits pains
Ah comme je verdoie fécond
exalté et fiévreux
sous le radieux
appétit doré  
……………………….

FRÉDÉRIC MISTRAL

 

 Mirèio (Cant XII, extrachs)  Frédéric Mistral

 Ageinouia, soun tèndre amaire,
Emé soun paire, emé sa maire,
Trasien de tèms en tèms un senglut rau e sourd.
-Anen ¡ diguè Mirèio encaro,
La despartido se preparo…
Anen ¡ touquen-nous la man aro,
Que dóu front di Marìo aumento la lusour.

Lou brun trenaire de garbello
Ié crido alor : - Moun tout, ma bello,
Tu que m’aviés dubert toun fres palais d’amour,
Toun amour, óumorno flourido !
Tu, tu per quau ma labarido
Coume un mirau s’èro clarido,
E sens crento jamai di marrìdi rumour ;

Su ‘cò-d’aqui, la jouveneito
Ié respoundeguè plan-planeto :
-O moun paure Vincèn, mai qu’as davans lis iue ?
    La mort, aquéu mot que t’engano,
     Qu’es ¿ uno nèblo que s’esvano
     Emé li clar de la campano,
 Un sounge que revilho à la fin de la niue !

Noun, more pas ! Iéu, d’un pèd proumte
Sus la barqueto déja mounte…
Adiéu, adiéu ¡... Deja nous emplanan sus mar ¡
La mar, bello plano esmougudo,
Car la bluiour de l’estendudo
Tout à l’entour se toco emé lou toumple amar.

          Ai !... coume l’aigo nous tindourlo !...
          De tant d’astre qu’amount penjourlo,
N’en trouvarai bèn un, mounte dous cor ami
         Libramen poscon s’ama ¡... Santo,
         Es uno ourguena, alin, que canto ¿...-
         E souspirè l’angounisanto,
  E revessè lou front, coume pèr s’endourmi…

        Is èr de sa risento caro,
        Aurien di que parlavo encaro…
Mai deja li Santen, à l’entour de l’enfant
        Un après l’autre s’avançavon,
        E’me un cire que se passavon
        Un après l’autre la signavon…*
Atupi, si parent arregardon que fan.

        En liogo d’èstre mourtinouso,
        Éli la veson luminouso ;
An bèu la senti frejo, au cop descounsoula
       Noun volon pas, non podon crèire.
       Mai Vincèn, éu, quand la vai vèire
       Emé soun front que pènjo à rèire,
Si bras enregouï, sis iue coume entela :

      -Es morto !... vesès pas qu’es morto ?...
      E coume torson li redonto,
A la desesperado éu tourseguè si poung ;
      E’mé si bras foro di mancho,
Acoumencèron li complancho…, 

 

Mireille (Chant XII, extraits)

Agenouillés, son tendre amant,
Avec son père, avec sa mère,
Poussaient de temps en temps un sanglot rauque et sourd.
« Allons ! dit Mireille encore,
La séparation se prépare…
Allons ! touchons-nous la main ores,
Car du front des Maries augmente l’auréole. »

Le brun tresseur de corbeilles
Lui crie alors : « Mon tout, ma belle,
Toi qui m’avais ouvert ton frais palais d’amour,
Ton amour, aumône fleurie !
Toi, toi par qui ma bourbe
Comme un miroir s’était clarifiée,
Et sans crainte, jamais, de mauvaises rumeurs ;

Là-dessus, la jeune fille
 lui répondit d’une voix lente :
« Ô mon pauvre Vincent, mais qu’as-tu devant les yeux ?
   La mort, ce mot qui te trompe,
   Qu’est-ce ? Un brouillard qui se dissipe
   Avec le glas de la cloche,
Un songe qui éveille à la fin de la nuit !

Non, je ne meurs pas !
D’un pied léger je monte sur la nacelle…
Adieu, adieu !... Déjà nous gagnons le large, sur la mer !
La mer, belle plaine agitée, est l’avenue du Paradis,
Car le bleu de l’étendue
Touche tout à l’entour au gouffre amer.

         Aie !... Comme l’eau nous dodeline !...
         Parmi tant d’astres là-haut suspendus,
J’en trouverai bien un où deux cœurs amis
         Puissent librement s’aimer !... Saintes,
         Est-ce un orgue, au loin, qui chante ?... »
         Et l’agonisante soupira,
Et renversa le front, comme pour s’endormir…
 
          À l’air de son visage souriant,
         On aurait dit qu’elle parlait encore…
Mais déjà les Saintains, autour de l’enfant
          Un après l’autre, s’avançaient,
          Et avec un cierge qu’ils se passaient,
          Ils lui faisaient, un après l’autre, le signe de la croix…
Atterrés, les parents contemplent ce qu’ils font.

          Loin qu’elle soit livide,
          Eux la voient lumineuse.
 Vainement, ils la sentent froide ; au coup inconsolable
          Ils ne veulent pas, ils ne peuvent croire.
          Mais Vincent, lui, lorsqu’il la voit
          Avec son front qui pend en arrière,
Ses bras raidis, ses yeux comme voilés :
 
 « Elle est morte !... Ne voyez-vous pas qu’elle est morte !..
          Et comme on tord les harts d’osier,
En désespéré il  tordit ses poings ;
          Et, les bras hors des manches,
          Commencèrent les complaintes…




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PABLO NERUDA
En attente
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ARTHUR RIMBAUD


C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
………………………………………

SVANTE SVAHNSTRÖM


Dans un terminus voisin
où s’arrêtent les soldats du plus Grand
attendent pour chacun des dizaines de vierges
Mais d’où viennent les vierges
et où vont les femmes portées en tombe ?
« Les femmes quittent leur sépulture
se font immaculer et s’offrent pures à la détente des combattants »
affirme l’ami se disant informé sur les jardins ultimes.
La même source précise l’avenir des innocentes fraîchement consommées :
« Tu les niques et demain elles sont vierges à nouveau »

Ainsi parmi les paradis s’en trouvent de dynamiques
et d’autres bien plus calmes
où l’ennui serein évangélique se veut félicité.



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NICOLE SIBILLE

Á Léo

Depuis un peu plus de 3 ans, tu es parmi nous, chère petite Léo ; nous t’avons tous accueillie avec une très grande joie et, assez vite, nous avons compris que ton destin était de te battre contre une vraie difficulté et tu t’es bien battue parce que tu avais une folle envie de vivre.
Nous, nous avons essayé de t’aider, ce « nous », c’est bien sûr et d’abord tes parents, Corinne et Freddy, tes mamies et papis, Sylvette, Jean-Claude, Michelle, Marie aussi.
 Ces 3 années de combat acharné, ponctuées de départs précipités pour l’hôpital, d’attentes anxieuses de résultats d’examens, de nombreux dispositifs médicaux sans doute bien difficiles à supporter, ont été suivies d’une dernière et douloureuse épreuve, attendue pourtant, mais cette fois, loin de chez nous, dans cet hôpital de la dernière chance, au Kremlin-Bicêtre, ta force de vivre n’a pas eu le dessus.
Aujourd’hui, tu n’es plus la petite fille qui mobilisait toutes les forces de son corps pour affronter les épreuves mais un petit ange voletant autour de nous pour nous dire que tu es maintenant en paix, délestée pour toujours des souffrances et des tourments passés, qu’il ne faut plus s’inquiéter pour toi et qu’il faut prendre soin de nous.
Alors, comme toi, nous allons essayer de dépasser toutes ces difficultés vécues pour continuer notre chemin sur cette terre en nous souvenant pour toujours de tes beaux cheveux bouclés, de ton regard et de ton sourire un peu narquois, de tes éclats de rire, de tes bisous si affectueux, de tes roulades dans l’herbe et de tant de moments heureux partagés avec toi.
Nous te disons :
Merci Léo pour ces 3 années d’amour.
Petit ange, aide-nous à comprendre tout ce qu’elles nous ont apporté et qui ne sera jamais perdu.

……………………….
JACQUES DONARD
En attente
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PIERRE DESPROGES


Un bon voisin est un voisin mort.
Diogène
….
Quand les Pachas dorment,
Les pachis derment
Annie Balle
….
Le temps tue le temps comme il peut
Georges Brassens
….
« La vie est dure, les temps sont mous, et l’extrême indigence de la cinémathèque, mes biens chers frères, m’a contraint, pour tuer le temps, à aller aujourd’hui à la messe pour y cherche la paix de l’âme et la sérénité.
Hélas, dans la fraîcheur ouatée de la cathédrale, Dieu ne m’est pas apparu parmi la cohorte bigoteuse des batraciennes et des batraciens de bénitier qui éructaient sans croire les psaumes arides de leur foi moribonde avant de retourner se vautrer devant l’école des fans pour oublier les enfants du tiers-monde.
Alors j’ai pensé que Dieu était encore mort, ou qu’il avait baissé les bras, et je me suis dit que si j’étais lui, ça ne se passerait pas comme ça.

….

Une chose est certaine. Si j’étais Dieu et si je devais créer la terre, je m’y prendrais tout autrement. J’abolirais la mort et Tino Rossi.



En ce qui concerne l’abolition de la mort, elle m’apparaît à l’évidence comme une réforme de première urgence, dans la mesure où la plupart des humains renâclent farouchement à la seule idée de quitter ce bas monde, même quand leur femme les trompe à l’extérieur et les métastases les bouffent de l’intérieur. J’irai même jusqu’à dire que c’est sa mortalité qui constitue la grande faiblesse du genre humain. Un beau jour on entame une partie de pétanque avec les copains, sous les platanes bruissants d’étourneaux, l’air sent l’herbe chaude et l’anis, et les enfants jouent nus, et la nuit sera gaie, avec de l’amour et des guitares, et voici que tu te baisses pour ajuster ton tir, et clac, cette artère à la con te pète sous la tempe et tu meurs en bermuda. Et c’est là mon frère que je te pose la question ?  à qui est le point ?



Si j’étais Dieu, je ferais croire que j’existe par le biais de maintes manifestations époustouflantes de ma grandiose omniprésence. Par exemple, je m’immiscerais épisodiquement au cœur des conflits armés où j’adoucirais la même sauvagerie des corps à corps en transformant soudain les baïonnettes en pieds de rhubarbe, dont la teneur en vitamines C et B1 n’est plus à vanter.

… »

in Vivons heureux en attendant la mort
Editions du Seuil