samedi 3 avril 2021

Le poème toisé en prose

 

Le libraire - Andre Martìns de Barros


AUTEURS

À chacune des prises de parole a été ajouté
un poème
paradoxal, mettant à l’épreuve de 
manière ludique les propos des auteurs.


Matthias Vincenot (+ Pierre Alferi)
Christian Saint-Paul (+ Rabelais)
Henri Meschonnic (+ Joan-Peire Lacomba)
André Prodhomme (+ Kurt Schwitters)
Monique W. Labidoire (+ Paul Éluard)
Alain Duault (+ Hervé Le Tellier)
Adonis (+ quelques observations)


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MATTHIAS VINCENOT

…. La poésie est en plein questionnement sur elle-même. Les poèmes d’aujourd’hui, bien souvent, traitent de ce qu’ils nomment « le poème », comme Bernard Mazo, dans un magnifique poème sur l’écriture de la poésie, la question de son sens, sa transmission. C’est un poème bref aux mots simples mais ce qu’il recèle est particulièrement complexe :
« Dans le poème
Ce n’est pas moi qui vous parle
Dans le poème
Ce n’est pas ma voix que vous entendez
Mais ce qui me traverse et me maintient
L’ombre désespérée de la beauté
Cette absence infinie au cœur des choses »


Lorsque les poètes écrivent « le poème », il s’agit de perception, de réception, mais aussi et surtout d’une force particulière, métaphysique chez certains, qui leur permettrait de dire le monde. Dire, car la parole poétique est en avant. Nommer le poème en train de se faire. Le poème serait donc la caractéristique propre du poète, une sorte d’être supplémentaire, le poème comme double du poète. La poésie d’aujourd’hui est profondément marquée par l’interrogation sur le poème, sur ce miracle qui fait qu’associer les mots ne donne pas seulement un sens, et même parfois n’en donne pas vraiment, mais effleure l’âme ou la perturbe, émeut, déstabilise en tout cas. Le son, d’abord, est différent. Le poète ne cherche pas à écrire des phrases, mais il écrit un rythme. Une musique de mots, en tant que sons. La poésie d’aujourd’hui ne se soucie plus de régularité apparente, de rimes ni, parfois, de vers, et pourtant, quand nous l’entendons, nous savons que c’est de poésie qu’il s’agit. ….

in Poésie et chanson, stop aux a priori ! 2017



non ce qui gêne c’est les
fumigènes ça nous tue
l’émoi passons sur la fan
qui se gondole voici
le plus beau les cordes qu’il
accorde ensuite il pose à
l’ulysse aux boules quies

             rock

Pierre Alferi, Kub Or

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CHRISTIAN SAINT-PAUL

….Mais la poésie n’est pas un acte gratuit. Exprimer ses obsessions sous forme de poèmes qui sont des objets d’émotion intelligentes, répond à une nécessité. C’est la nécessité qui donne sa légitimité au poème. Le poème d’ornement ou poème de circonstance n’est pas poésie.
« Le poète écrit parce qu’il a à dire des choses essentielles », affirme avec beaucoup d’autres Marie-Claire Bancquart. Rilke disait qu’il fallait être contraint d’écrire. La poésie niche dans la nécessité.
….
La poésie est une réponse à la détresse de la destinée humaine.  Elle signe la révolte face à notre finitude. L’acte même d’écrire est une forme de liberté…

in Toiles bretagnes, 2017

….

….Cy n'entrez pas, hypocrites, bigotz,
Vieux matagotz, marmiteux borsouflés,
Torcoulx, badaux, plus que n'estoient les Gots,
Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz :
Haires, cagotz, cafars empantouflés,
Gueux mitouflés, frapparts escorniflés,
Befflés, enflés, fagoteurs de tabus ;
Tirez ailleurs pour vendre vos abus…..

Rabelais, Inscription sur la grande porte de Thélème

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HENRI MESCHONNIC

…. Penser un poème implique donc nécessairement penser un sujet. Immédiatement, c’est la critique à faire de la-question-du-sujet. En quoi la poétique est une poétique négative, une démarche négative, une démarche négative : elle se retire inévitablement de tous les sujets connus (j’en compte une douzaine), du sujet philosophique au sujet freudien.

D’où je postule un sujet spécifique. Je l’appelle le sujet du poème. Ce n’est pas l’individu, l’auteur. C’est l’activité même de subjectivation d’un discours, d’une pratique. Quand cette pratique est maximalement, intégralement subjectivée. Ainsi le sujet du poème se diversifie infiniment. Et c’est le sujet de l’art. Mais il y a une spécificité du poème.

Cependant penser le poème n’équivaut pas à dire que le poème pense. Si j’essaie de penser ce que fait un poème, ce que fait un acte de littérature, je suis obligé de remettre radicalement en question, comme question philosophique et non littéraire, non poétique, la question à quoi pense la littérature, avec son préalable logique qui suppose que la littérature pense, que le poème pense….. 

in Célébration de la poésie, 2001

….

Mon país
‘quo es ‘quela ora d’ivern
quand de fadas
venon beure la saba
daus journs que davalon

Mon pays
C’est cette heure de neige
Lorsque des fées
Viennent boire la sève
Des jours qui descendent


Joan-Peire Lacomba, in Par tous les chemins – Florilège poétique des langues de France


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ANDRE PRODHOMME

L’ÉMOTION DU POÈME

L’émotion du poème étreint sans prévenir. Elle est l’indicible mouvement. Le mot a la force de l’oiseau minuscule qui, nous distrait ou plutôt qui nous extrait du désespoir. Rouge-gorge et chardonneret passent devant ma fenêtre et se posent un instant devant les fleurs jaunes de pissenlit. Leur rôle premier est d’attirer le poème, là où il ne sait pas encore aller, dans un labeur de géant, qui consiste à s’éloigner autant qu’à se montrer. Le poème c’est eux. Le poème c’est vous qui peut-être un jour lirez ces mots, les regarderez avec précaution comme j’ai regardé les bergeronnettes grises qui  vont et viennent  parce qu’en face de moi, sur le mur de pierres, qui de lui-même dit son histoire d’art  ancestral et  de patience, elles ont fait leur nid sans trembler. À cet instant elles préparent le repas. Je vais bientôt aussi devoir y songer. Trois chats qui sont mes invités me sollicitent. Elle allume le feu dans la cheminée. Soudain je pense à un ami. Les mots ont la beauté et l’imperfection du monde. L’acceptation en est pour le poème le luxe infini.

In Montsouris en Coglès ou Le temps du poème, 2018

……

Fümms bö wö tää zää Uu,
                                         pögiff, 
                                                     kwii Ee.                                         1
Oooooooooooooooooooooooo,                                                         6
dll rrrrr beeeee bö
dll rrrrr beeeee bö fümms bö,                                      (A)
     rrrrr beeeee bö fümms bö wö,
             beeeee bö fümms bö wö tää,
                        bö fümms bö wö tää zää,
                             fümms bö wö tää zää Uu:   


Kurt Schwitters, Ursonate

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MONIQUE W. LABIDOIRE

…Le poème nous révèle des choses que nous ne savons pas sur nous, c’est peut-être pourquoi nous écrivons des poèmes. Dévoile-t-il ce que notre conscient n’accepte pas ? Le poème est souvent une révélation. Il éclaire la face cachée de nos désirs que nous ne pouvons formuler hors de lui. J’ose espérer que, pour la plupart des poètes, il est  « le jardin des adieux », adieux à l’imposture, au mensonge,  à la laideur et l’ouverture à la Vérité et la Beauté. Dans sa grande liberté, il peut être aussi tout le contraire et révéler la face cachée du mal. Mais il me plairait que le le mot poème soit incompatible avec mal, laideur, injustice. Je rêve sans doute !...

in A. Duault, M.W. Labidoire, Dans le jardin obscur – Libre conversation sur la poésie



MÊME QUAND NOUS DORMONS

Même quand nous dormons nous veillons l’un sur l’autre
Et cet amour plus lourd que le fruit mûr d’un lac
Sans rire et sans pleurer dure depuis toujours
Un jour après un jour une nuit après nous.

Paul Éluard, Le dur désir de durer

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ALAIN DUAULT

…Car un poème n’est pas là pour donner des réponses : au contraire, il doit creuser l’inquiétude dont nous sommes faits, cette glaise labile, il doit casser les certitudes, renverser les meubles des phrases trop composées, pousser la langue à bout jusqu’à ce qu’elle avoue cet au-delà des mots – qui constitue le poétique dans le poème. Alors les questions, c’est le monde qui les pose.

Tout en haut de l’aiguille du Midi, dans la Massif du Mont-Blanc, à 3842 mètres d’altitude, il y a, depuis, Noël 2013, une petite cage de verre de 2 mètres de côté, fixée à l’antenne de béton et perchée au-dessus du vide : c’est le « Pas dans le vide ». Sous le plancher de verre sur lequel on avance, précautionneusement, un abîme de quelque 1000 mètres, un trou, un gouffre, le vide. Celui de la mort ? Est-ce le pur poème ?...

in A. Duault, M.W. Labidoire, Dans le jardin obscur – Libre conversation sur la poésie



HAÏKU-KU LA PRALINE

    Mon petit garçon
Tu es mon petit garçon
    Mon petit garçon

HLT (Hervé Le Tellier), Anthologie de l’OuLiPo, 2009

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ADONIS
 
Entretien avec Augustin Trapenard dans l’émission Boomerang, le 9 mars 2021:
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-09-mars-2021

Une partie du contenu de cet amical entretien suscite l’interrogation. J’ai ainsi, ci-dessous, fait quelques observations, en italiques, sur les propos tenus par le poète.

"La poésie, c'est instaurer un nouveau rapport entre les mots et le monde, les mots et les choses, l'homme et le monde. Ce n'est pas changer le monde, c'est créer de nouveaux rapports au sein du monde qui est le nôtre".

Il aurait été utile de donner des précisions sur ce qui est susceptible de faire une différence sans que cela change le monde. Car s’il n’est pas censé y avoir de changement, on peut s’interroger sur l’intérêt d’un tel nouveau rapport.

"Pour moi, il y a une contradiction entre la religion et la poésie. La religion est une idéologie, elle est une réponse, alors que la poésie est toujours une question."

Il y a ceux qui disent que la poésie est révolutionnaire, combattive, libératrice.

"Si la philosophie et les sciences humaines n'ont plus rien à dire, dans la poésie il reste quelque chose à dire"

Il aurait été intéressant qu’une démonstration accompagne une telle affirmation.

"La force de l'arabe, c'est qu'elle est une langue de voix, et la voix est l'essence de l'être humain. Au commencement était la voix, pas le mot. C'est pour ça que le chant et la poésie sont entrelacés en arabe."

Y aurait-il d’autres langues possédant une voix et quelles seraient les langues qui n’ont pas de voix ? Parce que la voix précédait le mot, le chant et la poésie sont entrelacés en arabe ? En arabe seulement ?

"Tout ce qui est beau fait peur, et la liberté fait peur parce que c'est une très grande responsabilité : on peut en mourir"

Il n’est pas clair à qui la beauté fait peur. Le rapprochement, ensuite, entre beauté et liberté n’est pas expliqué et ne coule peut-être pas de source. En tout état de cause, le risque serait donc plus grand de mourir par la liberté que par la non liberté, notamment parce qu’elle serait une responsabilité.

"La religion finit toujours par nous séparer quand elle devient politique. Elle doit rester intime. Mais aujourd'hui, la religion se transforme en pouvoir, partout. Face à l'obscurantisme, je trouve la lumière dans l'amour, l'amitié et la poésie"

Il n’est pas exclu que face à l’obscurantisme, l’amour, l’amitié, la poésie peuvent faire du bien. Mais il aurait été très judicieux d’ajouter à cette triade la lumière, le rationnel et la parole de vérité, sans lesquels l’obscurantisme peut dominer souverainement.

"La vraie création, c'est le questionnement du monde. C'est ce que permettent les mots. La plus belle question que m'a posé un poème, c'est « qui suis-je ? »

Faudrait-il ainsi considérer que la construction de pyramides, de stations spatiales, de symphonies monumentales ou de smartphones – des affirmations, pourrait-on dire - sont des créations secondaires par rapport au questionnement du monde ?
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 

Dans le poème le poème 8 avril 2021

 

La cravate et la montre - Guillaume Apollinaire















AUTEURS

Anna Akhmatova *                                               Franc Bardòu
Daniel Barraud de Lagerie
Alain Breton
Monique Labidoire
Jeanne Las Vergnas
Geneviève Novellino
Roland Nadaus
Serge Pey
André Prodhomme                                                  Patrick Quillier 10 juin 2021
Svante Svahnström

* Présentée par Patrick Zemlianoy


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ANNA AKHMATOVA

Requiem


"Dans les pires années des purges d'Ejov j'ai passé 17 mois dans les queues des prisons de Leningrad.

Un jour, je ne sais qui me "reconnut". Alors la femme aux lèvres bleues qui attendait derrière moi et qui, bien sûr, n'avait jamais entendu mon nom, s'arracha à cette torpeur particulière qui nous était commune et me chuchota à l'oreille
( toutes chuchotaient, là-bas ):

--Et ça, vous pouvez le décrire ? 

Je répondis :
--Je peux. 

Alors, quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui autrefois avait été son visage.

 
……………………..

FRANC BARDÒU

 

« Tor de silenci dels mieus desirs, qu’aqueste libre siá la clartat lunària que te transfòrma, dins la nuèit del Mistèri Antic ! »

Fernando Pessoa (1888-1935)
« Madòmna de las aigas tècas… »
in Lo libre de l’intranquillitat


Un vèrs

Dins las tiás mans de luna aqueste vers umil
per qu’i poscas mirar fisançosa la via
que de l’art de t’amar monta se pèrdre al
                                                                vent
sul grases del solelh, per son vèspre                        
                                                        incendiat,



pausarai tremolant, dins l’espèr d’agradar
al solemne dardalh de ton agait de fada,
un vèrs miralh d’esmai ont los cèls son
                                                         tombats
cap als cants infinits dels arcàngels de lutz.


Mos passes, sus la mar ja se fondon a
                                                         l’ombra
qu’alonga un calabrun celebrant ta suaudor,
e’s pausan coma crits d’aucèls subre las
                                                             èrsas,



davant ton lièit d’escuma ont te sèses, de
                                                             còps,
e pregui ton tornar de delai los asuèlhs
desconeguts e vius d’ont esclairas los
                                                           monds.    

« Tour de silence de mes désirs, que ce livre soit la clarté lunaire qui te transforme, dans la nuit de l’Antique Mystère ! »

Fernando Pessoa (1888-1935)
« Madone des eaux dormantes… »
in Le livre de l’intranquillité


Un poème

Dans tes mains, blanches lunes, ce modeste
                                                           poème,
pour que tu puisses y voir en confiance la
                                                               voie
qui de l’art de t’aimer monte se perdre au
                                                              vent,
aux marches du soleil par le soir incendié,



je poserai, tremblant, dans l’espoir d’agréer
à l’éclat solennel de ton regard de fée,
un poème en miroir d’émoi où les cieux
                                                         tombent
vers des chants infinis d’archanges de
                                                         lumière.

Mes pas, sur l'océan déjà se fondent à
                                                         l’ombre
qu’étire un crépuscule, hommage à ta
                                                        douceur,
et, tels des cris d’oiseaux se posent sur les
                                                          vagues,


devant ton lit d’écume où tu t’assois parfois,
et je prie ton retour d’au-delà des azurs
inconnus mais vivants d’où tu éclaires les
                                                         mondes.
 









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DANIEL BARRAUD DE LAGERIE

Être au monde
Fruit libre
Léger comme un baiser
Une étoile

Épouser le mystère
Sans formules
Derrière les visages
Dans une âcre douleur

Composer un poème
Roc et fleuve
Avec le feu du temps
Et l’alchimie des mots

Présent et séparé
Enivré de merveilles
À l’écho du secret
Espérer l’innommable

in L’écho du regard, 2008
…………………………..

MÉTAMORPHOSE

Les mots
Clés
devenus énigmes

Le poème
Voilà
devenu éclat

in Le puits du jours, 2014

…………………………………

ALAIN BRETON

À toute vitesse,
j’ai accumulé ton visage

Pour annoter tes poèmes
des salves de toi.

Désormais, je t’emporte
de meuble en planète,

Je me fais spacieux
pour ta survie


in Les Éperons d’Eden, 2014

………………………..


MONIQUE W. LABIDOIRE

Je rimaille des vers sans pieds et sans mains. Mutilée du chant premier de la matière, je contemple, hébétée, les grands chantiers des dieux démolis d’ouragan et de marteau-piqueur. J’agonise de n’avoir plus de vocalises pour sublimer le goût suave de l’espérance. J’irrite la page du poème en grattant les fonds de tiroirs, je blesse les harmoniques et les silences.

in L’Exil du Poème
……………………………………

Désormais je prends le pari d’infini pour introduire un probable quantifié dans la résonance fraternelle. Je laisse rouler mon stylo-bille au tapis rouge du poème au coup de dé bien démontré. Je m’asperge d’eau bénite au nom du maître des lieux et je clone l’azur puisque tout, déjà, est poème.

in L’Exil du Poème


………………..

JEANNE LAS VERGNAS

La poésie

La poésie attendait quelque part enfouie
Œuf non fécondé
Le vent un jour lui apporta un germe inouï
Et toutes ses ondées
Et ma vie en fut toute transformée
Me voici matrice créatrice
Il me faut enfanter
Je suis lourde de cette maternité
Il me faut éclater
Comme le fruit du grenadier
En mille pierres de rubis
Comme le fruit du pissenlit
Duvet léger voletant dans le vent
Comme le roseau du marais
Explosant un beau matin
Un nuage léger de grains soyeux
Je suis dépassé par ce qui est arrivé.
….

in Fantasmagorie, 1986 (Cette poussière qui danse, 2013)

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GENEVIÈVE NOVELLINO

Mon nom caressé par ta voix
mon nom chanté dans tes poèmes
je l’aime par toi

Tu le célébrais à chaque retour du calendrier
tu le savais symbole de notre Paris
toi seul en connais la beauté dont tu l’as béni

Tu m’aimes jusque dans mon nom

in  Qui parlera mon silence, 2013

……………………………

Peut-on écrire un poème sur une chemise ?
Une chemise suspendue là
que j’ai regardée, que j’ai prise, que j’ai mise.
Peut-on écrire un poème sur le pan d’une chemise
sur le col d’une chemise
sur la chemise de celui qui ne la met plus.
Ta chemise est là qui me parle.

in Papiers d’absence, 2003

………………………….

ROLAND NADAUS

L’Invention du Poème

Car le Poème s’invente mais ça n’est pas une invention : le Poème est une découverte qui existait déjà – on l’invente comme on « invente » un trésor.

Ainsi on invente des fleurs des fleuves des monts des insectes des îles – et qui sait : des mots ? – qui étaient déjà et bien avant nous – mais ils n’avaient pas d’existence avent qu’un homme les nomme.

Comme on s’invente l’Amour on invente le Poème qui l’accompagne qui l’accomplit le dit le chante jusqu’à l’épuisement jusqu’à la nuit de la nuit : c’était déjà comme ça quand nous étions préhistoriques et qu’on osait enterrer nos morts.

Mais maintenant ça change tout change : les poèmes coûtent trop cher en main d’œuvre – à part ceux de la Veuve Poignet et de ses clients.

       « Au Lupanar Médiatique »


in Les grandes inventions de la préhistoire, 2008


…………………………..

SERGE PEY

POÉSIE ET VÉRITÉ


Non la poésie n’imagine pas
La poésie jamais n’imagine
Il faut dire et insister sur cela
Vous êtes bien d’accord avec moi
Nous écrivons des poèmes
sans imagination
la poésie n’est surtout pas
une imagination
Elle est la captation
par le  langage du réel
qu’on ne voit pas
mais qui à défaut de nous crever
les yeux nous tranche la langue
……
Non la poésie n’imagine pas
La poésie jamais n’imagine
Il faut dire et insister sur cela
Nous-mêmes nous sommes
entourés de bords
ou peut-être ne sommes-nous
qu’un seul bord
qui voudrait devenir un mot entier
pour inventer un autre bord
….
Vous savez
Le lis vos textes comme un poème
à haute voix
car ils sont une oreille toute entière
qui a remplacé ma bouche

J’écris un poème
de façon à ce qu’il ne soit jamais
une fiction
mais un autre réel rejoignant le réel
extérieur à ce poème lui-même

Je le sais
mon poème ne veut pas retracer la réalité
car si jamais il retrace cette réalité
celle-ci le quittera immédiatement
…….
Non la poésie n’imagine pas
La poésie jamais n’imagine
Il faut dire et insister sur cela
Le travail du poème consiste
à créer les mots réels pour dialoguer
avec le réel qui ne parle pas
et donc à s’opposer
à tout langage de vérité
qui voudrait retracer
objectivement ce réel
….
Je vous dis
que se nommer
est un processus
permanent et jamais définitif

C’est pour cela que nous sommes
des poèmes
Les poèmes ne servent pas à créer les noms d’auteurs
qui les écrivent
nous ne sommes pas des poètes
mais des poèmes

la signature n’est pas le nom
mais le nom est les poème
lui-même
de celui qui a perdu
l’illusion fatiguée
de son nom
….

in Mathématique générale de l’infini


………………………………….

ANDRÉ PRODHOMME

Poème est camionneur
Il va d’un endroit à l’autre
Il roule sans précaution
Aucune
Avec ses airs de grande maison close
Ouverte aux vents et à leurs instruments

Il tangue, il swingue il est un monde d’où naissent des
Mondes…..

in L’Émeute, 2009

…………………………………………………………………


ANDRÉ PRODHOMME/ SVANTE SVAHNSTRÖM
Dialogue poétique 2012-2014, partiellement édité - extraits

I

Des mots trop
trop vus, trop élimés, trop peu fiables
menacent au cœur du récit la force du vertige
Ils confèrent au vers une consistance baveuse
scellant pour la feuille support son imminente déchirure
Il n’y a pas de mystère
Sans état d’âme mais avec ménagement
les extraire du premier degré
les conduire vers un silence hiberné
reste l’unique recours pour sauver le poème du banal
Nulle part ne sera déplorée cette absence
Aucun oiseau ne devrait contester par son cri
aucun chant ne devrait empêcher
la mise en réserve de ces vieux serviteurs
                   
Svante  9 décembre 2012

in J'adhère à la brique, à paraître chez N&B

II

L’oiseau est là
Il est le poème

Il est mon voisin
Il a tous les noms qu’on lui à donnés
Parfois j’entends son grognement
Le silence est son prolongement

Le poème
À Vivre n’est pas banal
C’est le contraire exactement
C’est une promesse qui se tient mal

Un horizon bancal
Un chemin  à prendre la boue sous les pieds
Une fleur avec épines entre les dents

La maladresse est son humanité
Sa beauté qui nous surpasse
Un risque à prendre absolument

André , 9 décembre 201
3

inédit

  […]

III

Quand les mots s’assèchent
Se jouent de nous pour mieux se réinventer
Ouvrent la fenêtre
Prennent l’R
Pour faire le mort
C’est peut-être qu’ils crient au secours !
S’expliquent le monde par désespoir
À chat perché avec Ponge
Sur un seul pied
Sur n’importe quoi
Mais pas à terre 1  
Nos pauvres mots alors
Emeuvent nos morts les plus chers
Puis font retour sur eux-mêmes
Invitent à écouter Rainer Maria Rilke
Donner au poète le seul conseil qui vaille pour vivre
Approchez vous de la nature
Essayez simplement comme un premier homme
À dire, ce que vous voyez
Ce que vous aimez
Ce que vous vivez
Ce que vous perdez 2
En ce mois de janvier 2013
La terre du pays de Tremblay se couvre de givre
Une lumière d’or blanc sublime le champ
En contrebas la Loisance
Près de moi un chat couleur de cendre
Son voluptueux silence
Les mots se tordent ou non
L’ironie s’étouffe à son insignifiance

Sans que les blessures d’enfance ne contredisent
Je respire
J’écris
Je vis

André 18 janvier 2013


inédit

1 – Francis Ponge, A chat perché, Proêmes
2 - Rilke, Lettres à un jeune poète (la première), traduction Claude Mouchard, Hans Hartje



IV

La terre grelotte
sa peau durcit
Le marcel de feuilles mortes
ne couvre plus assez son torse
Ces jours elle enfile
flocon par flocon
un damart tendu par le ciel
Sous le blanc les villes se taisent
les campagnes obstruées retiennent leur souffle
Respiration, tu dis
Écritation
à cheval sur le poème
en selle autour du rondel
Par le mors la main manœuvre entre morphèmes
À l’ami qui met le pied à l’étrier de la feuille blanche

Svante, 21 janvier 2013

in A.Prodhomme, Montsouris en Coglès ou Le temps du poème, 2018

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PATRICK QUILLER

DANS L’ENTRELACS DES CONSCIENCES (SEXTINE)

Fissures et criquets dans la conscience
Dessinent le vortex d’un entrelacs
De sons qui permettent la transhumance
Des morts et des vivants dans l’être-là
D’un rituel mutuel de confiance
Infinie en-deçà et par-delà.

Car la voix du poème est par-delà
Et en-deçà du flux de la conscience,
Elle qui se donne en toute confiance
À l’élan d’une vague d’entrelacs,
Une vague sans fin où être là
Transcende en transe toute transhumance.

D’une seule vague va, transhumance
D’un bétail d’âme et de corps, par-delà
Et en-deçà des murs de l’être-là,
La théorie des porteurs de conscience,
Théorie lente et longue, en entrelacs
D’amitié, de dialogue et de confiance.

Ainsi se construit, fondé en confiance,
Le centon mouvant de la transhumance
Où la parole épique est entrelacs
De timbres et de rythmes par-delà
Les ères et les lieux, car la conscience
Met toujours du lointain dans l’être-là.

Le moi se fond en nous dans l’être-là
Dès lors qu’à l’infini naît la confiance
Aux vraies conversations entre consciences.
Chemin d’initiation par transhumance
Des cœurs, créant, en-deçà, par-delà,
Une anthropomancie des entrelacs.

C’est une vague, entrelacs d’entrelacs,
Qui brasse morts et vifs dans l’être-là
Du roulis, de l’écume, par-delà
Les frimas de l’Histoire. Et la confiance
Sans fin aux vertiges des transhumances
Rend funambule et barde la conscience.

La conscience toujours est entrelacs
Par quoi en transhumance l’être-là
Emmène sa confiance par-delà.


extraite D'une seule vague, à paraître