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Le libraire - Andre Martìns de Barros |
AUTEURS
À chacune des prises de parole a été ajouté
un poème paradoxal, mettant à l’épreuve de
manière ludique les propos des auteurs.
Matthias Vincenot (+ Pierre Alferi)
Christian Saint-Paul (+ Rabelais)
Henri Meschonnic (+ Joan-Peire Lacomba)
André Prodhomme (+ Kurt Schwitters)
Monique W. Labidoire (+ Paul Éluard)
Alain Duault (+ Hervé Le Tellier)
Adonis (+ quelques observations)
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MATTHIAS VINCENOT
…. La poésie est en plein questionnement sur elle-même. Les poèmes d’aujourd’hui, bien souvent, traitent de ce qu’ils nomment « le poème », comme Bernard Mazo, dans un magnifique poème sur l’écriture de la poésie, la question de son sens, sa transmission. C’est un poème bref aux mots simples mais ce qu’il recèle est particulièrement complexe :
« Dans le poème
Ce n’est pas moi qui vous parle
Dans le poème
Ce n’est pas ma voix que vous entendez
Mais ce qui me traverse et me maintient
L’ombre désespérée de la beauté
Cette absence infinie au cœur des choses »
Lorsque les poètes écrivent « le poème », il s’agit de perception, de réception, mais aussi et surtout d’une force particulière, métaphysique chez certains, qui leur permettrait de dire le monde. Dire, car la parole poétique est en avant. Nommer le poème en train de se faire. Le poème serait donc la caractéristique propre du poète, une sorte d’être supplémentaire, le poème comme double du poète. La poésie d’aujourd’hui est profondément marquée par l’interrogation sur le poème, sur ce miracle qui fait qu’associer les mots ne donne pas seulement un sens, et même parfois n’en donne pas vraiment, mais effleure l’âme ou la perturbe, émeut, déstabilise en tout cas. Le son, d’abord, est différent. Le poète ne cherche pas à écrire des phrases, mais il écrit un rythme. Une musique de mots, en tant que sons. La poésie d’aujourd’hui ne se soucie plus de régularité apparente, de rimes ni, parfois, de vers, et pourtant, quand nous l’entendons, nous savons que c’est de poésie qu’il s’agit. ….
in Poésie et chanson, stop aux a priori ! 2017
…
non ce qui gêne c’est les
fumigènes ça nous tue
l’émoi passons sur la fan
qui se gondole voici
le plus beau les cordes qu’il
accorde ensuite il pose à
l’ulysse aux boules quies
rock
Pierre Alferi, Kub Or
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CHRISTIAN SAINT-PAUL
….Mais la poésie n’est pas un acte gratuit. Exprimer ses obsessions sous forme de poèmes qui sont des objets d’émotion intelligentes, répond à une nécessité. C’est la nécessité qui donne sa légitimité au poème. Le poème d’ornement ou poème de circonstance n’est pas poésie.
« Le poète écrit parce qu’il a à dire des choses essentielles », affirme avec beaucoup d’autres Marie-Claire Bancquart. Rilke disait qu’il fallait être contraint d’écrire. La poésie niche dans la nécessité.
….
La poésie est une réponse à la détresse de la destinée humaine. Elle signe la révolte face à notre finitude. L’acte même d’écrire est une forme de liberté…
in Toiles bretagnes, 2017
….
….Cy n'entrez pas, hypocrites, bigotz,
Vieux matagotz, marmiteux borsouflés,
Torcoulx, badaux, plus que n'estoient les Gots,
Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz :
Haires, cagotz, cafars empantouflés,
Gueux mitouflés, frapparts escorniflés,
Befflés, enflés, fagoteurs de tabus ;
Tirez ailleurs pour vendre vos abus…..
Rabelais, Inscription sur la grande porte de Thélème
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HENRI MESCHONNIC
…. Penser un poème implique donc nécessairement penser un sujet. Immédiatement, c’est la critique à faire de la-question-du-sujet. En quoi la poétique est une poétique négative, une démarche négative, une démarche négative : elle se retire inévitablement de tous les sujets connus (j’en compte une douzaine), du sujet philosophique au sujet freudien.
D’où je postule un sujet spécifique. Je l’appelle le sujet du poème. Ce n’est pas l’individu, l’auteur. C’est l’activité même de subjectivation d’un discours, d’une pratique. Quand cette pratique est maximalement, intégralement subjectivée. Ainsi le sujet du poème se diversifie infiniment. Et c’est le sujet de l’art. Mais il y a une spécificité du poème.
Cependant penser le poème n’équivaut pas à dire que le poème pense. Si j’essaie de penser ce que fait un poème, ce que fait un acte de littérature, je suis obligé de remettre radicalement en question, comme question philosophique et non littéraire, non poétique, la question à quoi pense la littérature, avec son préalable logique qui suppose que la littérature pense, que le poème pense…..
in Célébration de la poésie, 2001
….
Mon país |
Mon pays |
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ANDRE PRODHOMME
L’ÉMOTION DU POÈME
L’émotion du poème étreint sans prévenir. Elle est l’indicible mouvement. Le mot a la force de l’oiseau minuscule qui, nous distrait ou plutôt qui nous extrait du désespoir. Rouge-gorge et chardonneret passent devant ma fenêtre et se posent un instant devant les fleurs jaunes de pissenlit. Leur rôle premier est d’attirer le poème, là où il ne sait pas encore aller, dans un labeur de géant, qui consiste à s’éloigner autant qu’à se montrer. Le poème c’est eux. Le poème c’est vous qui peut-être un jour lirez ces mots, les regarderez avec précaution comme j’ai regardé les bergeronnettes grises qui vont et viennent parce qu’en face de moi, sur le mur de pierres, qui de lui-même dit son histoire d’art ancestral et de patience, elles ont fait leur nid sans trembler. À cet instant elles préparent le repas. Je vais bientôt aussi devoir y songer. Trois chats qui sont mes invités me sollicitent. Elle allume le feu dans la cheminée. Soudain je pense à un ami. Les mots ont la beauté et l’imperfection du monde. L’acceptation en est pour le poème le luxe infini.
In Montsouris en Coglès ou Le temps du poème, 2018
……
Fümms bö wö tää zää Uu,
pögiff,
kwii Ee. 1
Oooooooooooooooooooooooo, 6
dll rrrrr beeeee bö
dll rrrrr beeeee bö fümms bö, (A)
rrrrr beeeee bö fümms bö wö,
beeeee bö fümms bö wö tää,
bö fümms bö wö tää zää,
fümms bö wö tää zää Uu:
Kurt Schwitters, Ursonate
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MONIQUE W. LABIDOIRE
…Le poème nous révèle des choses que nous ne savons pas sur nous, c’est peut-être pourquoi nous écrivons des poèmes. Dévoile-t-il ce que notre conscient n’accepte pas ? Le poème est souvent une révélation. Il éclaire la face cachée de nos désirs que nous ne pouvons formuler hors de lui. J’ose espérer que, pour la plupart des poètes, il est « le jardin des adieux », adieux à l’imposture, au mensonge, à la laideur et l’ouverture à la Vérité et la Beauté. Dans sa grande liberté, il peut être aussi tout le contraire et révéler la face cachée du mal. Mais il me plairait que le le mot poème soit incompatible avec mal, laideur, injustice. Je rêve sans doute !...
in A. Duault, M.W. Labidoire, Dans le jardin obscur – Libre conversation sur la poésie
…
MÊME QUAND NOUS DORMONS
Même quand nous dormons nous veillons l’un sur l’autre
Et cet amour plus lourd que le fruit mûr d’un lac
Sans rire et sans pleurer dure depuis toujours
Un jour après un jour une nuit après nous.
Paul Éluard, Le dur désir de durer
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ALAIN DUAULT
…Car un poème n’est pas là pour donner des réponses : au contraire, il doit creuser l’inquiétude dont nous sommes faits, cette glaise labile, il doit casser les certitudes, renverser les meubles des phrases trop composées, pousser la langue à bout jusqu’à ce qu’elle avoue cet au-delà des mots – qui constitue le poétique dans le poème. Alors les questions, c’est le monde qui les pose.
Tout en haut de l’aiguille du Midi, dans la Massif du Mont-Blanc, à 3842 mètres d’altitude, il y a, depuis, Noël 2013, une petite cage de verre de 2 mètres de côté, fixée à l’antenne de béton et perchée au-dessus du vide : c’est le « Pas dans le vide ». Sous le plancher de verre sur lequel on avance, précautionneusement, un abîme de quelque 1000 mètres, un trou, un gouffre, le vide. Celui de la mort ? Est-ce le pur poème ?...
in A. Duault, M.W. Labidoire, Dans le jardin obscur – Libre conversation sur la poésie
…
HAÏKU-KU LA PRALINE
Mon petit garçon
Tu es mon petit garçon
Mon petit garçon
HLT (Hervé Le Tellier), Anthologie de l’OuLiPo, 2009
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ADONIS
Entretien avec Augustin Trapenard dans l’émission Boomerang, le 9 mars 2021:
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-09-mars-2021
Une partie du contenu de cet amical entretien suscite l’interrogation. J’ai ainsi, ci-dessous, fait quelques observations, en italiques, sur les propos tenus par le poète.
"La poésie, c'est instaurer un nouveau rapport entre les mots et le monde, les mots et les choses, l'homme et le monde. Ce n'est pas changer le monde, c'est créer de nouveaux rapports au sein du monde qui est le nôtre".
Il aurait été utile de donner des précisions sur ce qui est susceptible de faire une différence sans que cela change le monde. Car s’il n’est pas censé y avoir de changement, on peut s’interroger sur l’intérêt d’un tel nouveau rapport.
"Pour moi, il y a une contradiction entre la religion et la poésie. La religion est une idéologie, elle est une réponse, alors que la poésie est toujours une question."
Il y a ceux qui disent que la poésie est révolutionnaire, combattive, libératrice.
"Si la philosophie et les sciences humaines n'ont plus rien à dire, dans la poésie il reste quelque chose à dire"
Il aurait été intéressant qu’une démonstration accompagne une telle affirmation.
"La force de l'arabe, c'est qu'elle est une langue de voix, et la voix est l'essence de l'être humain. Au commencement était la voix, pas le mot. C'est pour ça que le chant et la poésie sont entrelacés en arabe."
Y aurait-il d’autres langues possédant une voix et quelles seraient les langues qui n’ont pas de voix ? Parce que la voix précédait le mot, le chant et la poésie sont entrelacés en arabe ? En arabe seulement ?
"Tout ce qui est beau fait peur, et la liberté fait peur parce que c'est une très grande responsabilité : on peut en mourir"
Il n’est pas clair à qui la beauté fait peur. Le rapprochement, ensuite, entre beauté et liberté n’est pas expliqué et ne coule peut-être pas de source. En tout état de cause, le risque serait donc plus grand de mourir par la liberté que par la non liberté, notamment parce qu’elle serait une responsabilité.
"La religion finit toujours par nous séparer quand elle devient politique. Elle doit rester intime. Mais aujourd'hui, la religion se transforme en pouvoir, partout. Face à l'obscurantisme, je trouve la lumière dans l'amour, l'amitié et la poésie"
Il n’est pas exclu que face à l’obscurantisme, l’amour, l’amitié, la poésie peuvent faire du bien. Mais il aurait été très judicieux d’ajouter à cette triade la lumière, le rationnel et la parole de vérité, sans lesquels l’obscurantisme peut dominer souverainement.
"La vraie création, c'est le questionnement du monde. C'est ce que permettent les mots. La plus belle question que m'a posé un poème, c'est « qui suis-je ? »
Faudrait-il ainsi considérer que la construction de pyramides, de stations spatiales, de symphonies monumentales ou de smartphones – des affirmations, pourrait-on dire - sont des créations secondaires par rapport au questionnement du monde ?